Jean-Pierre Lemasson, "Le goût de la ville"

Parler du goût et de la ville, de ce qui relève de l’intimité la plus personnelle et d’un espace public en expansion ressemble à un exercice de grand écart intellectuel. Cela explique sans doute que peu de gens se soient livrés à spéculer sur les rapports que peuvent entretenir l’infiniment sensible et l’infiniment minéral, le mou, le tendre et le chaud que nous absorbons et l’habitat qui, à son tour, nous absorbe dans des systèmes construits trop souvent dépersonnalisants.

Pourtant le vouloir vivre collectif n’est pas nécessairement opposé au développement de sensations multiples qui construisent le goût. À bien y penser, il est même facile de comprendre que la Ville, à son origine, fut le creuset où la gastronomie s’est imaginée.

Le corps du texte traite donc de divers rapports que le Goût et la Ville ont entretenus partant des premières recettes mésopotamiennes au Montréal d’aujourd’hui. Le texte sera publié dans sa version intégrale dans la prochaine édition du mois d’Août 2006 de la revue Anthropologie et Société qui sera consacrée à La culture sensible. Nous vous invitons donc à vous y reporter. Néanmoins, et pour ne pas décevoir ici le lecteur, nous présentons quelques extraits particuliers traitant notamment de Montréal en Lumière et quelques suggestions de nature à favoriser la reconnaissance de Montréal comme capitale gastronomique internationale.

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À propos de Montréal en Lumière

Quelques grandes villes, qui comme Montréal, ont des prétentions internationales, se livrent aussi aux agapes collectives. Plusieurs ont en effet compris que le rayonnement sur la scène internationale peut passer par l’attrait du ventre. Si les villes se battent pour annoncer les événements sportifs, elles peuvent aussi se battre pour appâter les touristes en quête de sensations nouvelles. Toutes les études montrent que plus son niveau de scolarité et son revenu s’accroissent, plus le citoyen d’aujourd’hui veut faire de sa table un lieu de civilisation imitant en cela les coutumes ancestrales. Melbourne, Singapour et Chicago sont ainsi parmi les principales villes saisies d’un immense besoin festif. Tout le monde s’y donne rendez vous pour y créer des rassemblements culinaires aux foules parfois énormes. Chicago, au mois de juillet, s’abandonne ainsi totalement aux odeurs des BBQ et à la fine cuisine du hot dog ! La ville sent bon la graisse qui brûle. Fête d’un certain goût si ce n’est de la gastronomie, mais fête orale quand même ! Notons que les cuisines dites ethniques y sont aussi convoquées. Melbourne et Singapour sont plus raffinées et l’on ne saurait en ces lieux, ne pas inviter de grands chefs pour montrer aux masses qu’entre la bouffe et la cuisine, il y a une différence de savoir faire et de rituel. Chacune à son motif, Singapour rêve d’inventer une nouvelle cuisine asiatico-européenne et Melbourne fait dans les harmonies gustatives pour mieux exporter son vin. Mais dans tous les cas, aucune de ces louables initiatives, n’a l’envergure dans le cosmopolitisme, l’ancienneté et la diversité trouvée à Montréal.

Ce n’est pas du jour au lendemain que nous avons subitement inventé cette fête du goût, ce Potlatch de la côte Est car les Fêtes gourmandes, qui se sont déroulées pendant dix ans sur l’île Sainte-Hélène, montraient que le désir d’une faim ludique nous travaillait. Aujourd’hui l’événement est exceptionnel car il est véritablement gastronomique. L’art du goût participe sciemment à la fête des autres arts puisque Montréal en lumière a trois composantes majeures soit :

- les arts de la table
- les arts de lumière
- les arts de la scène et des musées

Le résultat net est que des quelques 200000 personnes qui à l’origine participaient aux fêtes à divers niveaux, nous sommes passés à plus de 500 000 en 2004.

Devant un tel succès, force est de reconnaître que même si tout le monde ne salive pas à l’unisson, une bonne partie de la ville rêve de cuisson sous vide, de chefs aux habits d’un blanc parfait et se retrouve avec plaisir dans la chaude ambiance des restaurants bondés comme des ruches. En cette matière le critère de réussite est le regard de l’amoureux qui glisse de sa conjointe vers son assiette et y reste béatement fixé pour au moins une demi seconde d’éternité!

Ce que nous révèle Montréal en Lumière est non seulement cet amour de la chère qui désormais ne nous quitte plus mais aussi, que notre cosmopolitisme est profond et désormais guidé par un véritable amour d’exotisme culinaire. Nous aimons manger toutes les cuisines du monde et nous aimons plus encore rêver manger toutes les cuisines du monde. Pour nous l’exotisme est une forme de liberté, un voyage permanent dans notre imaginaire toujours migrant.


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À propos des suggestions pour faire de Montréal une capitale gastronomique

1. RENOMMER LA VILLE

La première suggestion est simple et moins utopique qu’il ne paraît au premier abord. Imaginez vous, avec moi, siègant à la Commission de toponymie de la ville de Montréal. Je vous dirais qu’il est plus que jamais temps que nous rendions justice à ceux qui ont fait faire des progrès à l’humanité mangeante. Je suis toujours étonné de ne pas voir de rue baptisée du nom de grands cuisiniers. Je pourrais parler de Carême et d’Escoffier ou pour l’Angleterre de Mme Beeton. Mais sans forcer l’exotisme, et après vérification, j’ai constater que le même sort était réservé aux grandes figures québécoises comme celle de Jehane Benoît qui fut la gloire d’une génération et dont l’Encyclopédie est pratiquement dans toutes les maisons ?. Pourquoi n’a t’on pas une rue Renaud Cyr qui figure dans le Larousse gastronomique et dont un prix en tourisme porte son nom ? Et que dire des Gérard Delage et autres personnages qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes et qui ont permis au Québec d’être ce qu’il est aujourd’hui non seulement en soi mais sur l’échelle de la gastronomie ?

Il faudrait urgemment que la ville marque son territoire de ces multiples noms qui nous rappellerait quotidiennement l’importance de l’art du bien manger. J’aimerais que le commun des mortels qui se promène en ville découvre, en plus des maîtres de notre table, la rue du homard des Iles-de-la-madeleine, l’impasse de la vraie poutine ou encore la grande place de la Tourtière du Lac au centre de laquelle trônerait un bronze inaltérable de ce plat aux saveurs mythiques ! Le gourmand aurait enfin une ville à son image. Chaque rue serait un souvenir sensible ou une promesse de découverte et les touristes de retour chez eux n’auraient de cesse d’expliquer à leurs amis que Montréal est la capitale de la gastronomie mondiale. C’’est le seul endroit au monde, diraient-ils, qui considère que la nourriture et ses artisans font partie du patrimoine de l’humanité au même titre que les politiciens, les savants, les numéros de rue de 1 jusqu’à l’infini, le noms d’anciens propriétaire terriens dont le seul mérite fut de faire de gros bénéfices en subdivisant leurs lots !

Avouez que ce ne serait que justice pour ceux et celles qui se sont dévoués au tranquille plaisir de leurs concitoyens et que ce serait rendre hommage aux efforts de l’humanité d’avoir su sélectionner dans la nature les aliments assurant un avenir sans faim (dans tous les sens du mot)

2. MONTRÉAL : VILLE CULTIVÉE ?

Ma seconde proposition provient de l’observation bien modeste que Montréal est une ville jardin sans véritablement s’en flatter. Nous trouvons pourtant de nombreux jardins communautaires qui témoignent de la richesse de notre terre. Presque au coeur du centre ville, devant de modestes maisons, les haricots verts, les concombres ou les tomates luttent pour prendre leur part de soleil. Nombreuses aussi sont les ruelles qui sont des espaces de culture intensive. Ainsi les ruelles au cœur du quartier italien dont les rues Papineau et Jean Talon sont le carrefour, célèbrent magnifiquement cet irrépressible besoin de produire sa propre nourriture. Montréal pourrait prendre au sérieux tous ces efforts individuels qui lui permettraient de retrouver ses forces végétales. Certains cultivent sur leur toît les herbes aromatiques et l’on ne tardera pas à voir certains légumes s’épanouir en hauteur. Qui est allé se régaler au restaurant Les chèvres a compris que les choux pouvaient être cultivés au bord des trottoirs sans que personne ne s’avise même de les voler ! La fête du ventre commence au ras de terre et ce serait la moindre des choses qu’en plus d’être valorisés, tous ces endroits soient encouragés, multipliés de telle sorte que la ville ne soit plus un univers pensé pour et par le ciment, mais aussi comme un espace alvéolaire, entrelaçant, les voies de circulation et les aires protégées où partout on pourrait entendre la nourriture pousser ! Le goût d’une ville nouvelle est aussi celui d’un aliment qui peut croître à portée de la main et que l’on fait croître de ses soins. Cet aliment là est toujours le meilleur.

3. POUR UNE INSTITUTION DU GOÛT

Enfin ma troisième suggestion, pas la moins utopique, renvoie aux nouvelles responsabilités des villes. Je vous ai dit que les ¾ de l’humanité vivait désormais dans les espaces urbanisés et cette proportion continue de croître. C’est dire que le goût se construit en ville, à partir de la ville. On peut même affirmer que la recherche de plus en plus insistante de retrouver les produits du terroir est une demande d’abord urbaine. Le développement du territoire est de plus en plus conditionné par cette réalité. Une de ses conséquences est donc de nous assurer que la construction du goût ne soit pas le seul effet du hasard et du « fast food » mais bien d’un effort concerté des grands acteurs en la matière. Il nous faut donc tout à la fois une sorte de groupe de concertation qui ait à cœur la promotion de la bonne nourriture et un lieu permanent de mise en valeur de la gastronomie. Je ne parle pas des marchés qui peuvent être dans cette catégorie mais d’un espace conçu pour l’exercice de la gastronomie. Je ne parle pas non plus d’un espace comme celui de grands centres commerciaux où se concentrent toutes sortes de restaurants aussi insipides que rapides. Je parle plutôt d’un lieu qui serait à la fois pratique, éducatif, démonstratif. L’idée serait de créer un centre culinaire qui toutefois serait plus que ces quelques centaines de musées culinaires qu’on trouve en Europe. Ce lieu serait un carrefour montrant nos aliments, nos savoirs-faire en matière agroalimentaire, en matière culinaire. Ce serait un lieu de démonstration et de créativité mais aussi, à l’heure où tout le monde se plaint de l’obésité croissante, un lieu où les enfants pourraient venir jouer à cuisiner et faire des expériences gustatives. Ce lieu pourrait offrir tout aussi bien des cours de cuisine que des formations à l’analyse sensorielle. Bref, ce lieu vivant serait consacré au goût, à ce sens si complexe et pourtant si primitif. Il faut donc inventer une nouvelle institution culinaire qui soit un lieu d’information, d’animation, de sauvegarde, d’expérience en matière de goût et de promotion tant auprès des québécois que des touristes de toutes origines.

Ces suggestions, mises en œuvre, changeraient à n’en pas douter, les rapports tant réels qu’imaginaires, de la Ville et du Goût. Nous pourrions au moins l’essayer chez nous !